Extrait :
Extrait du prologue
Dans un angle du salon de Molotov, une lanterne magique.
Le dos tourné à la fenêtre qui donne sur la ruelle Romanov, je tourne la manivelle de laiton et jette un coup d'oeil dans l'obélisque d'acajou qui m'arrive à la ceinture : par la lentille de verre, je vois défiler des images flétries sur le châssis passe-vues qui tourne. Une famille - des dames en costume de bain à l'ancienne - sourit du haut d'un rocher sur la côte de Crimée, la main à hauteur des yeux pour se cacher du soleil ; puis le fondu au noir laisse place à un chaman au regard fixe, avec des pantalons déchirés et un chapeau de travers ; un cercle de paysannes qui grince dans une danse rituelle, suivi de trois vues retouchées de maisons de bois et d'élégantes places publiques dans la ville d'Irkoutsk, en Sibérie.
«Faites comme chez vous», avait dit le banquier d'une charmante voix traînante de fumeur, les clés de son appartement pendillant à l'un de ses doigts. Il avait sonné à notre porte de bonne heure en descendant l'escalier. «C'est vous la spécialiste, vous saurez quoi en faire.»
Nous nous étions rencontrés la veille au soir à l'occasion de sa soirée de bienvenue à Moscou dans un des autres appartements de la ruelle Romanov. Sirotant mon Champagne, et lui son Jack Daniel's, je lui expliquai, gauchement, que j'étais une sorte de transfuge de l'université, pas vraiment une journaliste, travaillant sur un roman... Il protesta, comme aiment à le faire certains banquiers d'affaires, qu'il n'était pas un mauvais capitaliste et qu'il aimait les livres. Sa véritable vocation, dit-il, c'était la politique ; depuis une dizaine d'années, il jouait les don Quichotte en travaillant pour le Parti démocrate dans son Texas natal.
Notre conversation s'anima quand il me parla de la bibliothèque de Molotov. Je savais déjà que l'appartement dans lequel il avait emménagé Ouste au-dessus du nôtre) avait été le domicile moscovite, dans les dernières années de sa longue vie, du plus fidèle suppôt de Staline qui fût encore en vie. Je ne savais pas qu'une partie des biens de Molotov étaient demeurés sur place - laissés par la petite-fille qui louait désormais l'appartement à des financiers internationaux -, y compris des centaines de livres, dont certains qui lui étaient dédicacés ou qui étaient annotés de sa main, apparemment oubliés maintenant, sur les étagères inférieures de bibliothèques fermées dans un obscur couloir.
Mon nouvel ami banquier ne pouvait imaginer le cadeau qu'il me faisait lorsqu'il me remit ces clés. Dès mes premiers instants de solitude dans le vaste appartement de Molotov, avec son enchaînement de pièces lambrissées et de plafonds hauts stuqués, j'eus le sentiment d'être parvenue à destination. Une des destinations, qui aujourd'hui encore me demeurent obscure, vers lesquelles je m'étais brusquement précipitée dans le printemps agité de Cambridge, quand l'envie ardente de bouger avait mûri en projet d'aller à Moscou. Mais une destination est rarement ce qu'on imagine, et la destinée se rit volontiers de nos désirs. C'est l'un des étranges plaisirs qu'il y a à envisager l'histoire, y compris la sienne, que l'on se croie le jouet du hasard, de la providence ou des ruses secrètes de la dialectique. Comment devais-je considérer la bibliothèque abandonnée de Viatcheslav Molotov ? Je n'étais pas venue à Moscou pour me pencher ainsi sur des livres. J'ai grandi dans le respect des livres, mais ces volumes moisis étaient les résidus d'une force maligne, qui n'avait pas encore expiré. Des décennies durant, leur propriétaire avait été le numéro deux dans l'empire de Staline, le chef de son appareil gouvernemental et son camarade le plus proche, son homme de confiance - un homme qui collabora diligemment aux crimes du tyran, condamnant des millions d'hommes à une mort cruelle. Retirant les livres des étagères pour les amasser en piles précaires, je pensai à un livre que j'avais lu adolescente, un cadeau de mon père, Nightingale Fever (La fièvre du rossignol). (...)
Revue de presse :
Préfacée par Danièle Sallenave, voici une plongée inédite dans la Russie de Staline. En ce temps-là, un immeuble du centre de Moscou était réservé aux grands dignitaires du régime. Molotov - le seul d'entre eux qui soit mort de mort naturelle, en 1986, à 96 ans - y était logé. Rachel Polonsky, professeur de littérature russe à Cambridge, ayant appris qu'une partie de sa bibliothèque était restée sur place, obtint de visiter son appartement. Elle découvrit que celui qui négocia le pacte germano-soviétique et signa plus de 40 000 condamnations à mort était un fin lettré. (Dominique Fernandez - Le Nouvel Observateur du 9 août 2012)
Molotov, le bras droit du tsar rouge, avait une bibliothèque d'honnête homme. L'historienne britannique Rachel Polonsky décrypte ce paradoxe dans un périple à travers la Russie. Magistral...
Rachel Polonsky pratique avec talent la kraevedenie, l'étude de l'histoire locale. Elle ne dispense pas un folklore à deux roubles, mais une réflexion de haute volée sur le destin de la Russie. Son érudition nourrie d'anecdotes est toujours servie avec délicatesse. Ses allers-retours entre Molotov, la littérature et l'histoire de la Russie sont bluffants. La Lanterne magique de Molotov est sans nul doute l'un des plus brillants livres d'histoire de ces dernières années. C'est aussi un excellent guide de voyage. Nous avons vagabondé du côté du lac Baïkal avec le chapitre 13 (et une partie du 14) sous le bras. Le test est concluant. (Emmanuel Hecht - L'Express, septembre 2012)
C'est l'exploration de la bibliothèque de ce pilier du stalinisme qui a conduit Rachel Polonsky à effectuer son saisissant voyage dans l'âme littéraire russe...
Dans le salon de Molotov, Rachel Polonsky découvre une pièce d'antiquité : une lanterne magique, en laiton et acajou, dont elle fait lentement défiler les images. Cette lanterne devient le titre de son essai, l'auteur faisant à son tour défiler, sous les yeux du lecteur, des morceaux de l'histoire russe et des souvenirs des innombrables poètes et romanciers de ce vaste pays...
L'heureuse locataire de l'appartement 59 - situé juste au-dessous de celui de Molotov, appartement 61 - décide alors de partir à la recherche des lieux, villes ou villages, auxquels étaient liés les écrivains aimés de Molotov. Nous voilà donc embarqués à Novgorod et à Staraïa Russa (à cause des Frères Karamazov de Dostoïevski), puis à Rostov (où Tolstoï vécut et où Molotov séjourna), à Taganrog (ville natale de Tchekhov) et ainsi de suite, en cercles concentriques, de Vologda à Mourmansk, d'Arkhangelsk à Barentsburg... La terreur stalinienne et les purges des années 1930 font partie du voyage. (Catherine Simon - Le Monde du 4 octobre 2012)
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